La bougie Emile
regarde l’heure à l’horloge du salon et étouffe un bâillement, preuve pour lui
qu’il est temps d’aller au lit. Son infusion but comme chaque soir, après avoir
fumé religieusement sa pipe, il allume la bougie et monte l’escalier menant à
sa chambre. Chaque soir, c’est comme un rituel, déguster une boisson chaude et
tirer sur sa pipe, le délasse et lui procure une bonne nuit de sommeil.
Arrivé dans sa chambre et une fois en pyjama
et son bonnet sur la tête, il pose la bougie sur son chevet, se blottit sous
les couvertures et se penche pour souffler la flamme. Mais au lieu de
s’éteindre, la flamme de la bougie monte et illumine la pièce. Il croit s’y
être mal pris, il se soulève donc, rapproche son visage le plus de la chaleur
et souffle de toutes ses forces comme si au contraire, il voulait réactiver un
feu. La bougie s’entête à rester allumée. « Quoi, maugréa-t-il, elle me nargue
la drôlesse » ?
Ses efforts répétés ne donnent rien et il
sent la colère monter en lui, car il sait que son sommeil va s’en aller. Sa vie
est tracée comme du papier à musique, l’heure c’est l’heure, et ce n’est
sûrement pas cette stupide bougie qui va changer le cours de son
existence. Plus le temps passe et plus Emile sent la moutarde lui monter
au nez. Il se lève brusquement, tourne dans la chambre, boit un verre d’eau et
revient vers la bougie devant qui il agite les mains comme un éventail et arrondit
en même temps ses lèvres en un gros « ouf »… sans succès. Il se
gratte la tête, pensif, comme pour chercher une idée lumineuse qui pourrait
éteindre cette maudite bougie. Soudain, l’adjectif « maudite »,
traversant son esprit, sa colère fait place à un malaise angoissant. Ses mains
et son front deviennent moites et les battements de son cœur s’accélèrent. Y
aurait-il dans sa chambre quelque esprit maléfique qui lui jouerait un
tour ? Et combien de temps allait durer ce jeu ? « Qui
es-tu ? Que veux-tu ? J’ai sommeil. Je n’arriverai jamais à fermer
l’œil avec la bougie allumée. Va voir ailleurs. Laisse-moi en paix ».
A mesure qu’il parle à haute voix, il se dit
qu’il devient fou à parler ainsi tout seul et son malaise
augmente. Il se transforme en terreur épouvantable qui lui serre la gorge comme
si il allait étouffer et il ne parvient plus à mettre deux pensées bout à bout.
Jusqu’à ce jour, il n’avait jamais cru aux
revenants et autres stupidités. Il est beaucoup trop rationnel, chaque chose a
une explication logique, et il se moque de ceux qui croient au surnaturel. Mais
cette fois-ci, il ne trouve aucune explication et il se met à murmurer quelques
prières pas tout à fait oubliées. Il pourrait essayer de s’endormir et cette
bougie finirait de brûler et mourir de sa belle mort… Mais malgré sa frayeur
qui grandit, il veut avoir le dernier mot. Une bougie est faite pour être
allumée et éteinte, un point c’est tout !
Il prend un livre au hasard, ouvre toujours
au hasard une page pour lire quelques lignes afin de se détendre, avant de
reprendre sa bataille avec cette « coquine ». Et là, une phrase lui
saute aux yeux qui amplifie son malaise au lieu de l’apaiser. Il lit :
« Toi qui ne veux pas croire au paranormal, toi qui crois tout savoir, si
tu n’essayes pas de changer d’attitude, le reste de ta vie se passera dans
l’obscurantisme. La lumière est là et tu ne la vois pas. Tes yeux sont-ils
fermés » ? Il referme brutalement le livre et il se dit qu’un tel
livre ne peut censément lui appartenir. Est-ce un signe ? Quelqu’un
veut-il lui envoyer un message ? Comment interpréter et comprendre cette
phrase ? Et cette chambre toujours illuminée ! Il regarde vers la
bougie et croit avoir une hallucination. La flamme se tortille à droite, puis à
gauche comme pour le saluer d’une manière gracieuse, aérienne, un peu moqueuse,
puis elle continue à briller. Il se rapproche, s’assoit à la tête de son lit et
se met à fixer cette flamme qui semble vouloir lui interpréter un ballet
mystique et provocateur en même temps. Et là, se produit dans cette petite
flamme vive, nacrée, cristalline, une chose surprenante, s’il osait,
surnaturelle dirait-il, donc dans cette flamme éblouissante, éclatante, il voit
comme dans un film en accéléré défiler sa vie…
Il se revoit petit garçon sage et obéissant
qui devait se tenir droit à table, baisser les yeux dans son assiette pour
manger et ne parler que si on l’y autorisait. Puis, petit écolier, collégien,
lycéen, toujours vêtu d’un costume, cravate et chaussures bien cirées. Ses
compagnons de classe, il ne peut pas
dire ses amis, il n’en a jamais vraiment eus, se moquaient constamment de lui
et l’appelaient « Le Dandy ». Il se réfugia dans les études et apprit
à vivre seul. Il ne fit pas des étincelles mais obtint son baccalauréat avec
mention « passable »… Et il devint un bon bourgeois, petit
fonctionnaire au Ministère de l’Economie, ne lisant que des journaux et des
revues se rapportant à sa profession.
Depuis qu’il voit sa vie défiler, un calme
l’envahit, ses battements de cœur se sont ralentis et il se moque de ce pauvre
type, c’est-à-dire lui-même, à l’existence étriquée, n’ayant pas su ou voulu
agrandir son horizon. Tous les jours, la même monotonie, qui jusque-là ne
l’avait pas dérangée, son bureau austère et triste, son retour chez lui à
pieds, il faut bien faire un peu d’exercices, un repas frugal pour rester en
forme, son infusion et le délice des volutes de fumée de sa pipe et l’odeur
envoûtante du tabac. Comme chaque soir, un regard sur la pendule, et… bougie
éteinte, un sommeil du juste.
Mais voilà, sa bougie est
toujours aussi vivace, tellement, qu’il a pu se rendre compte du temps passé,
sans fantaisie, sans joies réelles, sans aventures, seul face à lui-même,
vivant en égoïste et ne connaissant rien de ce qui l’entourait. Il repense à la
petite phrase du livre : « Tes yeux sont-ils fermés » ? En
effet, ils l’étaient, mais cette nuit, il ne sait par miracle, ils se sont
ouverts. Alors, il va modifier son mode de vie et pour commencer, demain il
prendra une journée de congé. Il peut comme tout un chacun, avoir une rage de
dents, un rhume ou tout simplement une flemmardise aigue. Un poids vient de
s’ôter de sa poitrine, il respire enfin librement. Alors, il prend
précautionneusement la bougie toujours allumée et va la déposer sur le rebord
de la fenêtre dont les volets sont clos. Il laisse les vitres ouvertes et sans
plus se préoccuper de l’heure qu’il est, demain le réveil ne sonnera pas,
n’est-ce pas ? Il va se coucher et
avant de fermer les yeux, il murmure : «Et la lumière fut ».
"Je cois j'aime j'espère"
Reïna