Ils sont assis tous les deux, face à face,
sans un mot. Elle, la cinquantaine, ouvre et ferme la carte des menus ;
lui, déplace sans arrêt son verre. Le garçon les regarde de loin et n’ose pas
s’approcher pour prendre leur commande. De temps en temps, leur regard se
croise, un sourire brille dans leurs yeux, il lui caresse tendrement la main.
Elle a la tête baissée et des pensées se bousculent en elle. Elle revoit avec
nostalgie leurs années de bonheur, leurs étreintes amoureuses, la naissance des
enfants, leur croisière sur le Nil, le seul voyage qu’ils n’aient jamais fait…
Lui, semble perdu loin, très loin dans ce
passé où il la vit pour la première fois. Timide jeune fille brune aux grands
yeux verts. Il a tout de suite aimé
ses lèvres fines, ses petites oreilles qui, plus tard, il aimait tant à
mordiller. Elle portait une robe bleue, légère, avec des sandales assorties et
un sac jeté négligemment en bandoulière. Ses cheveux noirs flottaient sur ses
épaules. Il sut de suite qu’elle serait sa femme et, trois mois plus tard, ils
ressortaient émus et heureux de l’église…
Le silence se prolonge. Une larme coule le
long de la joue de la dame. Son mari y dépose un baiser. Puis il se décide à
faire signe au serveur : « Du foie gras, s’il vous plaît, avec une
bouteille de champagne et comme dessert une énorme omelette norvégienne ».
L a dame hoche la tête, réprobatrice, mais si c’est son plaisir, pourquoi ne
pas le suivre dans cette folie ? De toute façon, après ce qu’il lui a dit,
elle est étonnée d’avoir accepté ce repas. Elle-même doit être un peu
folle !! L’a-t-il fait par un reste de tendresse, d’amitié, pour
adoucir cette révélation qui lui broie
le cœur ? Et pourtant elle continue à se taire et n’arrive pas à avaler un
seul morceau de ce foie gras dont elle raffole…
« Mange, je t’en prie. Ça me fait mal
de te voir réagir ainsi. Tu sais, la vie nous apporte quelques surprises. Nous
resterons amis. Je sais que ça te fait mal, mais je veux refaire ma vie. Je
n’oublie rien de nos années passées, mais je n’ai plus qu’une grande affection
pour toi. A notre âge, à quoi bon se mentir, ce serait indigne de nous et pas
honnête de ma part ».
A ce mot, elle redresse fièrement la tête,
le fixe un moment d’un regard méprisant et, calmement, elle prend la bouteille
de champagne et la déverse entièrement sur la tête de son mari :
« C’est pour bénir ta nouvelle vie » dit-elle à voix haute.
Et sans plus attendre, elle repousse sa
chaise et sort dignement, son cœur battant la chamade…